Un témoignage de Myriam Girard


MAIS OÙ DONC TROUVER UNE VEDETTE DE CINÉMA POUR FAIRE PARTIE DE VOTRE JURY?

J’ai commencé à me prendre à rêver d’un poste de procureur de la Couronne au bureau régional du Nunavut après en avoir lu la description, quelque temps durant l’année 2000, avant même d’être entrée au SFP. On y parlait de parcourir le Nunavut de long en large pour y faire du travail en circuit, d’apprendre à connaître les Inuits, d’accroître de façon fabuleuse son expérience du domaine du litige et de travailler dans un contexte permettant de tenter des façons de faire nouvelles et intéressantes. Il n’en fallait pas plus pour réveiller mon irrépressible soif de relever des défis.

Mais il ne semblait pas que cette belle aventure me soit destinée. Je n’étais plus de la toute première jeunesse, j’avais connu de sérieux problèmes de santé, rendant impossible à ce moment-là l’obtention du certificat médical exigé et mes trois enfants refusaient de me suivre là-bas. Certains collègues me suggéraient le Yukon ou les Territoires du Nord-Ouest, mais je n’en démordais pas: ce serait le Nunavut ou rien du tout. Appelons ça l’attrait de l’ultime frontière: à quand une autre chance de faire partie de l’émergence d’un tout nouveau territoire, d’avoir une telle voix au chapitre?

C’est de lire le profil de Myriam Bordeleau publié dans Le Bulletin en 2002 qui m’a finalement convaincue de me jeter à l’eau. Elle y décrivait en termes évocateurs le sentiment de satisfaction qu’elle avait ressenti à faire du travail en circuit dans le Nord du Québec.

J’ai trouvé à Iqaluit une merveilleuse équipe de gens qui travaillent très fort pour bien s’acquitter du mandat du SFP. Cette équipe compte plusieurs membres inuits : des coordonatrices des témoins, du personnel de soutien et depuis peu, trois étudiants en stage de cléricature récemment diplômés de l’école de droit Akitsiraq. J’ai tissé avec tous mes collègues des liens d’amitié qui dureront toute la vie. Ce genre de choses est une expérience bien commune dans le nord.

Le travail lui-même est époustouflant et fournit une multitude d’occasions d’améliorer à une vitesse fulgurante tant sa compétence dans le domaine du litige que sa connaissance du droit criminel. Ça demande par contre beaucoup de flexibilité et d’esprit de corps. Représenter la Couronne à Iqaluit ou dans toute autre ville, ça se ressemble, mais de le faire en circuit, comme je l’ai fait une vingtaine de fois, c’est une toute autre affaire. C’est là que vous avez vraiment besoin de vos collègues, tout comme ils ont vraiment besoin de vous.

En raison du manque de ressources et à cause de multiples facteurs qui échappent à tout contrôle, il n’est jamais possible d’être prêt à tout, peu importe combien de soin on a mis à l’être. La capacité de réagir à la vitesse de l’éclair s’en trouve décuplée. L’arrivée du Tribunal dans les communautés du circuit est à la merci de la météo. La Cour siège de longues heures dans des centres communautaires. Parfois, les gens parlent, les enfants crient. Certains témoins prennent peur. Il y en a d’autres qu’on n’arrive pas à trouver. Fois après fois au cours d’un circuit, qui dure typiquement une semaine en tout, le procureur de la Couronne devra rapidement réévaluer ce qu’il/elle a réellement en main. Toute cette belle preuve qui existait sur papier se retrouve confrontée à ce qui peut, de façon réaliste, vraiment être prouvé au moment du procès en circuit. Il est essentiel à tout travail en litige au Nunavut d’avoir non seulement une capacité de réagir rapidement à n’importe quoi, mais aussi un sens de l’humour à toute épreuve! C’est la seule façon de faire face à une situation où, par exemple, il n’y a pas de toilettes au centre communautaire, ou pas d’hôtel en ville. Ou encore il y en a un, mais l’eau y est complètement gelée, ou le chauffage flanche soudainement alors que le mercure plonge bien en dessous de zéro…

La très forte proportion d’infractions impliquant de la violence exige un degré élevé de professionnalisme et la capacité de garder un recul psychologique si l’on ne veut pas se retrouvé traumatisé par ricochet. Il m’est apparu que le fait que la plupart des membres du personnel n’en étaient pas à leurs premières armes –tout comme moi—soit un atout, bien que mes collègues plus jeunes se soient tirés d’affaire de façon remarquable. J’attribue ce fait à la qualité exceptionnelle de l’entente et à la cohésion qui règnent au sein du groupe au complet, tant les gestionnaires que les avocats et que les autres membres de l’équipe. Combien de fois mes collègues inuits ne m’ont-ils pas aidée à comprendre le contexte social du Nunavut et les besoins des témoins.

À Iqaluit, je me suis rapidement impliquée dans la communauté et j’ai pris part à des projets des plus intéressants. Par l’entremise d’amis communs, j’ai fait la connaissance de Peter Irniq qui était jusqu’à tout récemment Commissaire pour le Nunavut et qui est de plus un grand expert dans le domaine de la culture inuite. Je me suis aussi liée d’amitié avec sa famille. Quelques mois après mon arrivée, je m’étais déjà impliquée dans un projet d’information sur le cancer du sein visant à sensibiliser tant le public que le ministère de la santé. Peu de temps après, je suis devenue membre du conseil d’administration de l’Association des francophones du Nunavut, pour ensuite en assumer la présidence. Cela m’a offert maintes occasions d’accomplir un travail de liaison gouvernementale aux niveaux fédéral et territorial, travail qui me passionne entre tous, et dada qui m’a valu de me faire gentiment taquiner par mes collègues. Le Nunavut est un territoire si remarquable et il génère un intérêt tel tant sur la scène nationale qu’internationale qu’on y fait la connaissance de gens qu’on n’aurait pas pu rencontrer ailleurs, ou auxquels on n’aurait pas eu la chance de parler, même si on les avait rencontrés. C’est ainsi que j’ai rencontré Jean et Aline Chrétien , Paul et Sheila Martin, le premier ministre Paul Okalik, de nombreux ministres fédéraux et territoriaux, Nancy Karetak-Lyndell, la députée du Nunavut, Adrienne Clarkson et John Ralston Saul et nombre d’autres dignitaires. Lors d’une de ses visites à Iqaluit, M. Saul a même tenu à me rencontrer puisqu’il s’intéresse à l’évolution des minorités d’expression française.

Je laisse le soin à d’autres collègues de vous parler de l’immense beauté des lieux et de la nature chaleureuse de habitants inuits et autres de l’endroit, mais j’ai eu le bonheur de connaître ces aspects aussi du Nunavut et ce sont des expériences qui resteront gravées dans ma mémoire.

Je suis récemment revenue à Ottawa. Deux raisons expliquent mon retour: premièrement, l’isolement. J’étais partie seule pour le Nunavut et la vie là-bas est réellement axée sur la famille. Et ensuite, le besoin de me rapprocher de mes enfants et maintenant de mes deux petits-enfants. À la longue, j’ai constaté que pour séjourner longtemps au Nunavut, il faut s’y établir avec son conjoint ou mieux, toute sa famille Et il est bien difficile de s’occuper de là-haut d’une famille restée dans le sud, et lorsqu’on travaille en circuit, cela devient carrément impossible.

Alors pour en revenir à ma devinette : OÙ TROUVE-T-ON UNE VEDETTE DE CINÉMA POUR FAIRE PARTIE DE SON JURY?, la réponse est… à Igloolik, bien sûr!

En juin 2004, je représentais la Couronne dans un procès avec jury à Igloolik. C’était une cause d’agression sexuelle, encore une fois une situation où s’oppose à la parole de madame celle de monsieur. Le choix du jury s’avérait ardu: l’avocat de l’accusé récusait de façon systématique toutes les jurées potentielles. Le premier juré sur lequel nous nous sommes finalement entendus était un beau jeune homme qui ne parlait que l’Inuktitut. Pendant deux jours, il a écouté avec une attention soutenue, ne manquant rien de l’interprétation en Inuktitut du témoignage rendu en anglais par les témoins. Le juré en question s’appelait Peter Henry Arnatsiaq. C’était l’acteur qui avait interprété le rôle d’Oki dans le film Atarnarjuat, The fast runner, primé à deux reprises au Festival de Cannes en 2001. Dans le film, Oki viole une femme de manière très brutale. Heureusement que je n’avais pas vu le film à ce moment-là… Ça m’aurait vraiment fait perdre les pédales. L’accusé a été déclaré coupable, et je n’ai pu m’empêcher de rêver un peu que le beau juré si attentif avait dû jouer un rôle dans ce verdict. Mais, le secret des délibérations du jury étant ce qu’il est, je crois bien que nous ne le saurons jamais.


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